Elle se dessine dans la pénombre comme une personne que la vie aurait détruite. Chaque soir, elle pleure. Mais elle rit aussi, et occupe son rôle comme si elle l’avait choisi. Prostituée, mais aussi mère, femme et fille. Katty raconte son histoire à sens unique, des bombes de Kramatorsk aux trottoirs toulousains.
Seul le faisceau d'un lampadaire vient éclairer le trottoir et fendre le noir de la nuit. Chaque matin, et chaque soir je passe là, sur cette grande route industrielle pour aller et venir du travail. À n'importe qu'elle heure du jour et de la nuit, c'est sur cette froide avenue que je roule pour rejoindre le centre toulousain. Et dès que la nuit tombe, dès que les derniers rayons du soleil s'éteignent, ici c'est un autre monde qui prend vie. Il est près de trois heures du matin dans le nord toulousain et le bruit des hauts talons sur le bitume vient briser le silence. Un souffle vient expulser la fumée d'une cigarette. Une gitane, celles qui ont cette odeur d'insécurité, de danger, de tristesse. Je n'étais jamais descendue avant, je ne m'étais jamais arrêtée sur le bord de cette route, à cette heure. Pourtant, chaque nuit, je la vois, elle plus que les autres. Elle qui pleure, assise dans un coin.
Son rouge à lèvres vieilli, ses cuissardes premier prix, et ses créoles imposantes habillent le léger corset en dentelle qui cache son corps. Katty apparaît dans la lumière du réverbère, puis disparaît selon le sens dans lequel elle longe le trottoir. Katty, c'est le prénom que lui a donné son Mac et qu'elle porte, comme si c'était le sien, depuis son arrivée sur le sol français. Cette jeune Ukrainienne est tombée dans la prostitution en 2014 « par nécessité et n’en est jamais sortie ». Ce soir, assise sur un vieux tabouret trouvé aux ordures, au bord d'une route nationale, elle confie son parcours.
« Chaque nuit Kramatorsk croulait sous les bombardements »
La jeune femme de 28 ans vivait à Kramatorsk, dans l'est de l'Ukraine, avec son époux Faddel et sa mère. Le regard vide, le visage fermé comme si rien ne pouvait plus l'atteindre, Katty retrace un bout de son histoire, les yeux rivés sur les voitures qui passent, dans l’espoir d’attirer un nouveau client. « Je me suis mariée lorsque j'avais 19 ans, comme beaucoup de jeunes ukrainiennes. Je suis rapidement tombée enceinte, mais je n'arrivais pas au terme de mes grossesses. Puis, un jour, j'ai eu un fils. Nous l'avons appelé Danya, ce qui signifie “cadeau de Dieu”. J'avais 21 ans. Mon mari m'a offert un autre enfant peu après, une petite fille cette fois, Anichka. Elle avait de grands yeux verts que je n'oublierai jamais », abandonne-t-elle au milieu des bruits de moteur. Elle marque une pause et répète d'une vois presque inaudible « de grands yeux verts ». Elle lève la tête dans un mouvement vif pour regarder la couleur des miens. Elle semble chercher quelque chose de semblable, quelque chose qui pourrait lui rappeler ces « perles couleur émeraude ».
Mais lorsque la Guerre du Donbass a éclaté au début de l'année 2014, Katty et sa famille ont envisagé de fuir en France. « Chaque nuit, Kramatorsk croulait sous les bombardements, les bâtiments tombaient en ruine, les voitures portaient les impacts des balles, et nos voisins mourraient les uns derrière les autres. Toute notre vie partait en fumée. Nous n'avions plus d'argent, et plus aucun magasin ne pouvait faire vivre la ville. » « Nous étions arrivés à un point où les bruits des explosions et des tirs ne nous faisaient même plus sursauter. »
Dans l'urgence de la situation, Faddel est parti pour la France, laissant ses deux enfants et sa femme à Kramatorsk. Il est parti « en éclaireur ». Katty lève les yeux. Son ton s’accélère, il me souffle un soupçon d'espoir dans sa voix. « En moins d'une semaine, j'ai eu des nouvelles de mon mari. Il m'a dit avoir trouvé un peu d'argent pour que je le rejoigne. Et je devais y aller. Il fallait que je l'aide à trouver davantage d'argent pour faire venir ma mère et mes enfants », raconte la jeune ukrainienne, esquissant un triste sourire. Katty savait qu'elle allait vivre « un temps »dans un camp de réfugiés, mais rien ne l'effrayait plus que de rester dans son pays natal, celui qu'elle avait « pourtant tant aimé ». Faddel lui avait dit être embauché comme agent d'entretien et avoir trouvé une tente pour passer les nuits, « une solution qu'il promettait provisoire ». Mais lorsque la jeune femme est arrivée à Toulouse, pleine d'espoir, personne ne l'y attendait.
« Je voulais me laisser mourir »
« Faddel m'a abandonné, et moi j'ai abandonné mes enfants. J'ai abandonné Danya et Anichka. J'ai abandonné ma mère ». Chaque mot prononcé semble frapper Katty qui se recroqueville sur son tabouret. Elle porte une main sur son ventre, comme si ce qu'elle disait la faisait souffrir physiquement. La jeune femme confie froidement avoir dormi dans la rue pendant ses premières semaines, où elle a subi de multiples agressions sexuelles. « Je voulais me laisser mourir », souffle-t-elle. C'est un homme, dont elle taira le nom, qui lui a redonné un peu d'espoir. « Il s'est arrêté devant moi dans sa grande berline noire. Il m'a parlé d'argent facile pour faire venir mes enfants, et d'un toit pour dormir. Je ne suis pas stupide. Je savais que c'était un homme qui voulait m'employer, ou plutôt me vendre, que rien n'était facile. Mais qu'est-ce que je pouvais faire d'autre ? » À cet instant elle me décrit cet homme comme quelqu'un de bienveillant, d'attentif. Pourtant avant d'accepter de répondre à mes questions, elle m'a mis en garde contre « son patron possessif et violent lorsque l'on s'approche trop de ses filles ».
Katty partage un T2 très peu entretenu avec d'autres femmes qui se prostituent. « Elles, sont plus rigolotes », dit-elle dans un sursaut de rire. « Leur vie n'est pas si terrible, une d'entre elles a choisi ce métier, l'autre est bien plus vieille et est sortie de la rue grâce à ce job. Attention, il ne faut pas cracher sur ce métier, c'est un travail comme un autre. » Ces femmes font partie de sa vie désormais. « Elles sont les seules personnes que je connaisse et sur qui je peux réellement compter. On n’a pas toute la même existence, mais on a toutes connu des choses et des gens pas terribles, on s'est toutes sorties de sales situations tu sais », lance-t-elle avec aplomb. Je l'interpelle pour la questionner sur ces femmes. Elle me coupe. « Ne m'appelle Katty, on sait toutes les deux maintenant que je ne suis pas Katty. Tu peux m'appeler Kat' mes copines m'appellent comme ça. Mais prononcé à la Française, pas à l'Américaine. » Elle sourit. « Je ne suis pas toujours triste tu sais, je porte mes poids, mes erreurs, mes injustices comme tout le monde, je suis une pomme pourrie maintenant. Je le sais, je vis avec ce que je mérite et c'est ma punition, alors des fois je rie quand même, surtout avec mes copines. « C'est peut-être ça notre force, dans un monde où tout le monde vous rejette, vous vous rassemblez entre rejettés et des fois même, vous finissez par en rire. »
« Je ne mérite rien de plus que ce que j’ai aujourd’hui »
Elle a envoyé son premier salaire à sa mère en Ukraine, accompagné d'une lettre dans laquelle elle relatait ses dernières semaines de noirceur. Sans réponse. « Je ne sais pas ce que sont devenus mes enfants, je ne sais même pas s’ils sont toujours en vie. J'ai fui. Sans eux. Aujourd'hui, je suis salie. Par mon mari, parce que j'ai abandonné mes enfants, et par tous les hommes qui m'achètent pour quelques heures ». Elle se dit que son village doit être entièrement détruit, qu'il n'y a plus ni distribution de courrier ni boîte aux lettres où déposer des enveloppes. Katty ne laisse entendre aucun souhait de rentrer en Ukraine. « Je n’aurai jamais le courage de me confronter à ce que j’ai fait. J’ai peur de ce que je pourrais trouver là-bas. Je ne mérite rien de plus que ce que j’ai aujourd’hui ». Une voiture passe, Katty se lève pour tenter d'appâter un nouveau client. Elle ôte la veste sale et un peu trop grande qu'elle s'était posée sur les épaules d'un geste vif. Elle s'approche de la route, fait un signe de la main, puis vient claquer sa hanche avec. Sans succès. Elle se rassoit. « Me prostituer n'est plus vital, c'est ma punition. Je ne suis plus une épouse, une mère ou une fille. Je suis une pute. »
Aurélie Rodrigo
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